L’obsession de la virgule et l’amour des griefs

Bonjour,

Aujourd’hui, je ferai court en vous racontant une petite anecdote.

Hier, après avoir mangé une excellente pizza livrée par notre efficace comité du ravitaillement, je jasais avec mon collègue Désiré. Nous étions dans ce moment d’entre-deux alors que l’équipe du matin, dont je faisais partie, laissait la place à l’équipe d’après-midi, dont Désiré faisait partie. Vous vous souvenez de la lutte WWF, ces match de lutte par équipe où un lutteur tapait la main de son partenaire pour finir le travail? Moi, j’aimais bien les frères Rougeau! Bon, il y avait souvent quelques rebondissements dans ces combats. Les bons gagnaient rarement leur combat face à la tricherie des mauvais. L’arbitre regardait ailleurs pour une raison ou une autre et une équipe trichait en se mettant à deux pour remporter le combat. Dès l’enfance, en regardant la lutte, il me semble que j’ai pris conscience que les luttes étaient rarement à forces égales, qu’il y avait forcément une équipe qui trichait en manipulant les instances du pouvoir (ici, l’arbitre) pour arriver à ses fins. Imaginez l’administration dans sa frustration et le conseil dans son inaction se convainquant que notre lutte est inutile. J’ai découvert plus tard dans Cyrano de Bergerac la beauté de cette apparente inutilité. Je cite de mémoire : Quoi? Vous dites que c’est inutile. Mais on ne se bat pas dans l’espoir du succès, c’est tellement plus beau lorsque c’est inutile.

Bref, je parlais avec (tapais la main de) Désiré qui me rappelait que notre recteur se plaignait dans les médias que les profs avaient une obsession de la virgule alors que lui voulait aller dans le vif du sujet.

Mais attention monsieur le recteur! Une virgule, ça peut sauver des vies! Dire le contraire, serait nier l’enseignement que nous donnons à nos étudiantes et à nos étudiants.

Au département de français, dans nos cours sur la ponctuation, nous utilisons parfois cette phrase – qu’on pourrait dire assassine : « Venez manger les enfants. » Un peu de grammaire, monsieur le recteur, si vous me le permettez. Qu’est-ce que les enfants dans cette phrase? Oui! Un complément. Le complément de quoi? De « venez manger ». La question qu’il faut se poser, grammaticalement parlant : Venez manger quoi? Réponse : Les enfants.

Ça, monsieur le recteur, c’est de l’anthropophagie, ou du cannibalisme si vous préférez, et c’est illégal. En plus, si on se met à manger les enfants, autant dire que nous devrions tout de suite abandonner le système d’éducation. Pas d’enfant, pas d’école. Mauvaise idée que de faire un méchoui de nos enfants (pas « avec »… ce serait autre chose).

Non, non, non. Ici, la virgule s’impose! « Venez manger, les enfants ». Voilà, le message est clair. Nous nous adressons aux enfants pour qu’ils viennent manger. Ça peut être un méchoui… oui, mais ce ne sont pas les enfants qui tournent sur la broche. Voyons, soyons sérieux un peu. Ces images dignes d’un Patrick Sénégal ou d’un Stephen King sont un peu de mauvais goût pour un mardi matin.

La clarté, monsieur le recteur, c’est très utile. Ça peut sauver des vies ou éviter, à tout le moins, de frôler la catastrophe. Laissez-moi vous parler rapidement du sujet du cours que je donnais mardi passé, avant la grève. Nous parlions du roman Tarmac de Nicolas Dickner (je vous le conseille, c’est excellent). L’approche que je propose de ce roman repose sur la relecture de la chute du Mur de Berlin dans le sillage du 11 septembre 2001. Deux événements qui devraient vaguement vous dire quelque chose. La chute du Mur de Berlin était promesse d’universalisme, mais après le 11 septembre, nous avons revisité l’Histoire pour nous rendre compte que notre civilisation n’a jamais cessé de créer des classes, des divisions, des guerres. Comme vous pouvez l’imaginer, je dois pour ce cours expliquer le côté inusité de la chute du Mur de Berlin, car mes étudiants et mes étudiantes sont venu.e.s au monde autour de 2001. Patientez encore un peu… vous allez voir que le détail de la ponctuation, le choix de mot ou la répétition d’une affirmation dans un message ont leur importance.

Dans le roman, le personnage dit : « À la suite d’un amusant lapsus d’un haut dirigeant, la RDA venait d’autoriser la circulation de ses ressortissants entre l’Est et l’Ouest… » Ce lapsus aurait pu dégénérer en véritable guerre mondiale, dans le pire des cas, ou, dans une moindre mesure, dans un véritable bain de sang. Souvenez-vous (vous êtes assez vieux pour avoir connu la période, n’est-ce pas?) que les soldats de Berlin-Est avaient comme consigne de tirer sur les civils qui cherchaient à passer à l’Ouest. Pour le contexte : à ce moment, la Pologne avait assoupli les règles de passage à ses frontières, le rideau de fer se fissurait lentement et la population est-allemande manifestait pour plus de liberté. Lors d’une conférence de presse, Günter Schabowski, un porte-parole, devait annoncer, pour calmer la population, que la RDA allait assouplir légèrement les règles de voyage. Le secrétaire général, Egon Krenz, voulait mettre en place de nouveaux points de passage pour faciliter les déplacements entre l’Est et l’Ouest et calmer sa population. Mais voilà, il n’a pas fait un mémo clair. Obscur message que devait présenter Schabowski. Et lorsqu’il se fait demander par la presse quand les assouplissements sont prévus, il ne sait pas quoi répondre et dit que selon ce qu’il comprend… et là, ce sont deux mots importants qu’il prononce : « Ab sofort/tout de suite » et, la répétition de l’immédiateté, « unverzüglich/sans délai ». Il n’en faut pas plus pour que la population prenne d’assaut les points de passage pour se rendre à Berlin-Ouest. Les soldats aux barrières n’étaient pas au courant. Souvenez-vous qu’ils devaient faire usage des armes. Pendant ce temps, les militaires soviétiques et américains placés en observateurs d’un côté et de l’autre du mur ne savent pas ce qui se passe. Ils se seraient même téléphoné pour savoir si leurs opposants savaient ce qui se passait… imaginez la scène inusitée des deux grandes puissances ennemies qui se font un petit coup de fil : « Salut Joe! On fait quoi? On laisse aller ou on réveille l’arme nucléaire »… « Mais je ne sais pas Sergei, personne ne me répond… j’ai un bon souper à la maison, que penses-tu de laisser faire un peu? » (bon, je simplifie, je fais vite, c’est un peu plus complexe. Si vous voulez, je pourrai vous donner mes sources… elles sont disponibles à la bibliothèque, si non, le personnel de la bibliothèque se fera un plaisir de vous les procurer… et c’est gratuit). Finalement, certains chefs sur le terrain, pour éviter que la population se fasse piétiner dans la foule et devant le manque de communication, ont décidé d’ouvrir les frontières. C’était la chose à faire, évidemment. Grâce à quelques hommes qui ont pensé un peu plus loin que le bout de leur nez, qui ont su mettre de côté l’obscurité des règles et des mémos, il n’y a pas eu de bain de sang. Non seulement ça, mais l’événement marquait en quelque sorte le début de la fin de l’Union soviétique. Fin heureuse n’est-ce pas… mais il n’empêche que ça aurait pu drôlement mal tourner. D’ailleurs, ce lapsus à fait tomber une puissance (bon, j’exagère un peu, la puissance n’était plus si puissante). Le manque de clarté nous a amené sur le bord d’une catastrophe, l’humanité de quelques officiers à la barrière a permis de régler pacifiquement le problème. Mais il n’y aurait pas eu ce risque, si les choses avaient été claires. Le mur était de toute façon condamné à tomber un jour ou l’autre.

La mauvaise virgule, le mauvais mot, le manque de clarté peuvent être catastrophiques, monsieur le recteur. Il n’y a pas toujours une personne bien intentionnée pour sauver les meubles. Il arrive qu’on reste dans l’obscurité, ce qui entraîne des frustrations et, je pense que vous êtes bien placé pour le savoir, des griefs! Bon, à moins que vous aimiez la multiplication des griefs! C’est vrai que ça grade l’esprit de combat actif, que ça donne une impression de pouvoir, celui de confronté la petite racaille à ses faiblesses…ça donne une raison d’être, cet amour des griefs.

Car les virgules qui nous préoccupent tant, ce ne sont pas par simple caprice que nous voulons les changer, mais pour le bien commun. Celui du personnel, mais aussi de l’administration. Nous voulons mettre notre énergie ailleurs que dans des luttes d’interprétation. Nous voulons éviter la multiplication des conflits. Si je voulais faire un peu d’humour noir, je dirais que c’est pour éviter qu’on pense qu’à Sainte-Anne on mange les enfants… ce qui expliquerait, remarquez, une certaine baisse du taux de rétention et de finissants… La clarté peut nous sauver d’une troisième guerre mondiale (quoiqu’aujourd’hui, il semble plus facile d’éviter la première affirmation que la seconde. Mais ce n’est pas par manque de clarté, car je pense que c’est très clair ce qui se passe en Ukraine).

Et bien, moi qui ne voulais pas être trop long, voilà que je vous improvise un cours sur la chute du Mur de Berlin. La manie du prof qui fait toujours trop long en racontant ses histoires à dormir debout… (faites dodo, monsieur le recteur, tout ça n’est peut-être qu’un mauvais rêve : le COVID, la guerre, la grève. Vous pourrez vous réveiller et retrouver vos griefs) Un jour, je vous parlerai peut-être du rapport que tout ça a avec l’effondrement du World Trade Center… mais dans un autre contexte… j’ai trop peur que l’effondrement d’une institution donne des idées mal intentionnées à nos administrateurs.

Un gréviste