Je serais un mauvais père

Bonjour,

Mes filles m’ont écrit récemment pour avoir des nouvelles, pour voir comment se passait la grève, comment était le moral. Elles sont loin, mais tellement proche en même temps. Elles regardent ce qui se passe à Sainte-Anne et pensent aux profs qui réclament plus de respect, d’équité et d’égalité. C’est qu’elles ont grandi en fréquentant plusieurs d’entre vous : lors de souper, au Sip, au Foodland, en salle de classe. Une géniale professeure d’histoire de Sainte-Anne a d’ailleurs fortement influencé une de mes filles à se tourner vers l’histoire et la science politique, surtout les enjeux politiques liés aux droits des femmes. L’autre a souvent discuté avec les professeures de notre entourage et étudie maintenant le cinéma avec une mineure en étude des femmes. Elles pensent à vous! Elles s’inquiètent aussi pour leur père… à quel moment dans notre vie est-ce que ce sont les enfants qui commencent à s’inquiéter de leurs parents? Ce matin, je me sens vieux et je me sens si loin. Je me demande si je peux être à la hauteur de ce qu’elles peuvent voir en moi, dans mes actions, dans mes paroles.

Pour ceux qui ne le savent pas, je me suis beaucoup intéressé à l’écriture des femmes depuis quelques années. J’ai produit quelques articles sur le sujet, je l’ai enseigné aussi (pas plus tard que l’automne passé). C’est important pour moi d’aborder ces questions, de les approfondir, d’essayer d’en comprendre la complexité des enjeux. Je le fais beaucoup pour mes filles. Je n’aime pas la généalogie, je ne veux pas déterminer ce que je suis en pensant à mes ancêtres, ils ont fait ce qu’ils pouvaient et je ne leur en veux pas, j’accepte ce qu’ils m’ont donné et j’essaie de bien faire, je préfère essayer de comprendre le monde que nous lèguerons aux générations à venir, le monde de mes filles. Car c’est ce que nous faisons comme professeures et professeurs, comprendre le monde pour offrir aux générations qui viennent les outils pour le rendre meilleur. Il viendra un temps où nous devrons accepter de céder la place, d’accepter l’ombre qui nous couvrira lentement alors et de ne devenir qu’une trace qui aura fait une différence, le court temps d’une carrière, d’une vie, qui aura laissé une marque assez importante pour que les générations à venir se l’approprient et en fassent quelque chose de bien.

Il y a quelques années, en 2015, j’ai eu la chance de travailler avec mes trois brillantes collègues de Sainte-Anne, Chantal White, Stéphanie St-Pierre et l’inoubliable Micheline Laliberté – et Michael Poplyansky, maintenant à Regina – à la préparation d’un colloque pluridisciplinaire qui avait comme thème « Paroles et regards de femmes en Acadie ». L’idée initiale est venue d’une conversation avec Micheline, historienne à l’Université Sainte-Anne. Rapidement, l’enthousiasme de Micheline sur la question nous a amenés à penser à un colloque sur les femmes en Acadie et nos jeunes collègues (elles venaient d’arriver à l’Université) Chantal et Stéphanie se sont impliquées après quelques secondes de réflexion. Je me souviens d’une historienne de Moncton qui, pendant le colloque, avait lancé que c’était une honte qu’un tel colloque ne se soit jamais tenu à l’Université de Moncton. Elle y voyait un changement à l’Université Sainte-Anne, un dynamisme, une énergie nouvelle qu’elle ne voyait pas à Moncton à ce moment.

Le colloque est devenu un ouvrage collectif en 2020, sans Micheline qui a pris sa retraite et qui a refusé qu’on maintienne son nom sur la page couverture. Elle voulait laisser la place aux jeunes collègues. J’ai beaucoup appris de Micheline. Je passais souvent à son bureau pour jaser. Je m’ennuie souvent d’elle, de nos discussions. Ce que je suis devenu comme prof à Sainte-Anne lui doit beaucoup, je pense. Pour moi, Micheline a fortement contribué à ouvrir le champ de recherche en étude des femmes que je n’avais pas d’emblée songé à intégrer à ma réflexion. On n’a pas beaucoup parlé de l’ouvrage à l’Université; le recteur, dans ses états généraux, a parlé de la subvention que nous avons obtenue, Chantal et moi, avec Stéphanie Chouinard, mais pas de l’ouvrage sur les femmes. Il faut dire qu’il est paru en pleine pandémie mondiale, ce qui n’aide pas la visibilité d’un tel ouvrage. Pourtant, il s’agit seulement du deuxième ouvrage portant uniquement sur les femmes – le premier paru en 2000 à Moncton – et le seul qui offre une telle profondeur de réflexion sur les enjeux de la parole et du regard des femmes, de leur effacement dans les discours universitaires et dans les grands récits qu’on se raconte en Acadie. Il faut lire l’article de Chantal sur le personnage de la Rouspéteuse de la région de la baie Sainte-Marie. Il n’y a rien là de banal! Il y a une parole profonde qui pense le monde hors des normes. Je n’ai pas fait grand-chose dans ce livre, Chantal et Stéphanie étaient celles qui maitrisaient le sujet. Pas que Michael et moi n’avons rien fait… J’exagère un peu notre effacement du projet pour souligner bien maladroitement l’importance de Chantal et Stéphanie dans le projet. À vrai dire, c’était un véritable projet collaboratif, réalisé en collégialité, où chaque voix avait son importance sur une prise de décision commune. Je pense que cette force de la collégialité transparait dans la richesse de l’ouvrage. Malgré tout, je reste fortement convaincu que sans le regard et la parole de ces deux femmes, l’ouvrage n’aurait pas eu la même force. Et ces femmes, elles sont profs à Sainte-Anne.

Hier, c’était la journée internationale des droits des femmes. Une collègue nous faisait remarquer que l’Université Sainte-Anne a fait beaucoup de chemin dans les dernières années et qu’il y en a encore beaucoup à faire. Contrairement à ce que peut en penser le recteur, la convention n’est pas mature à l’égard des femmes. Je reprends ici les propos de notre collègue :

Avant 2015, la convention collective ne tenait pas compte des exigences du fédéral en matière de congés de maternité ou parentaux, alors que les femmes représentent maintenant 23 des 40 membres de l’APPBUSA. Plusieurs de ces femmes sont de jeunes collègues très prometteuses qui donneront à l’Université un enseignement de grande qualité et qu’elles participeront à la reconnaissance internationale de l’Université dans différents domaines de recherche, elles donneront un véritable sens à la notion d’excellence qui est au cœur de notre plan stratégique.

Mais faut-il encore que l’Université donne à ces femmes les conditions nécessaires pour rester à Sainte-Anne, car elles sont aussi plusieurs à avoir quitté vers de meilleurs postes ailleurs. Je pense ici à nos collègues du secteur collégial. Toutes les professeures du secteur collégial sont des femmes, avec une charge énorme, probablement les pires conditions de travail des collèges canadiens. L’APPBUSA a 5 membres du secteur collégial et a perdu 6 membres depuis la dernière convention, dont Christine Cottreau qui a tellement donné et qui a atteint un point de rupture cette année et qui est partie vers de meilleures conditions. Il y a une véritable saignée de gens compétents au collégial, car elles ne se sentent pas respectées. Les tâches qu’on leur donne sont loin de rencontrer un idéal de conciliation travail-famille. Et pourtant, on nous dit qu’on ne veut pas inclure le collégial à la négociation, que ce n’est pas un sujet que l’administration désire aborder. Le manque de respect envers les femmes n’est pas qu’une histoire de charge de travail à l’Université Sainte-Anne. Combien de fois avons-nous vu un administrateur couper la parole d’une femme dans une réunion? Entendu des commentaires sexistes? Ou vu comment certains administrateurs fermaient les yeux sur des abus? Mais j’ai bon espoir que les choses changent. On a pu apprécier la volonté de l’administration d’embaucher une femme au poste de vice-rectrice à l’enseignement et à la recherche. Nous espérons vraiment qu’elle pourra prendre sa place et amener une nouvelle vision.

Soyons honnêtes, pour cela, les collègues masculins, dont je fais partie, doivent aussi s’impliquer, nous avons un rôle à jouer, un devoir à l’égard des femmes avec qui nous travaillons. Je pense que nous faisons déjà un pas en voulant préciser des points de la convention. Je pense que nous avons fait un pas de l’avant lorsque l’association a appuyé notre collègue Andrea Burke-Saulnier dans la préparation d’un rapport sur la sécurité des femmes sur le campus. Avouons que c’est quand même un peu gênant pour notre administration que des étudiantes se confient aux profs au sujet du sentiment de ne pas être en sécurité sur le campus et et que ce soient les profs qui doivent produire un rapport pour en informer l’administration!!! Depuis quand des profs ont besoin d’attirer l’attention de l’administration sur le fait qu’il n’y a pas assez de lumière sur le campus?!

Voilà pourquoi je suis fier de marcher avec ces femmes brillantes que sont mes collègues. Et je serais un bien mauvais père pour mes filles si je fermais les yeux sur les inégalités qui existent sur notre campus.

En attendant que l’administration se réveille pour réaliser que nous sommes au 21e siècle et que la question de respect et d’équité est au cœur des discussions sociales depuis plus d’un demi-siècle, mes filles se portent bien. Elles vous saluent!

Un gréviste