Tintamarre triste

Bonjour,

J’ai mal dormi cette nuit… comme les nuits précédentes d’ailleurs. Je pensais à notre Tintamarre triste et à la place que j’y occupais. Le cœur n’y était pas. Je sentais une véritable tristesse. Nous marchions vers l’Université, nous faisions du bruit avec nos casseroles en appui aux étudiantes et aux étudiants et j’étais derrière le groupe, avec mes casseroles et mes pensées. Il faisait froid. Pendant le temps d’un moment, notre mouvement de grève a voulu faire entendre la voix étudiante, étouffée par deux années de crise sanitaire, de cours à distance et de décisions douteuses à leur égard.

Pendant que je marchais, je pensais à une journée d’automne 1991 alors que les élèves de la polyvalente où j’allais (parce qu’à cette époque j’allais plus à l’école que j’y étudiais) avaient lancé spontanément une marche pour la paix. Je ne sais trop comment ça s’est passé, un groupe a eu l’idée pendant une pause ou sur l’heure du dîner. L’idée s’est rapidement répandue, la polyvalente s’est vidée et, très rapidement, tous les élèves se sont dirigés vers une autre polyvalente qui, à son tour, s’est vidée pour nous rejoindre. Nous avons marché, crié, beaucoup ri.

L’administration et le corps professoral de ces polyvalentes n’ont rien fait pour nous empêcher. Il n’y a pas eu de menace, pas de punition. Dans mon souvenir, personne n’a cherché à savoir d’où venait le mouvement. L’administration de notre polyvalente a rapidement téléphoné à la police pour nous escorter, pour s’assurer que nous restions en sécurité, mais elle n’a jamais essayé de nous faire taire. Je me souviens que notre professeur de moral était revenu sur le mouvement le lendemain et nous avait dit que, même si la chose était trop improvisée à son goût, les adultes qui nous entouraient étaient fiers de voir que les jeunes pouvaient prendre la parole, qu’ils ne craignaient pas le mouvement de désobéissance civile pour soutenir une cause juste. Nous vivions une leçon importante de notre existence, nous a dit ce professeur, nous apprenions que la démocratie permettait aux voix divergentes de la population de se faire entendre dans des mouvements pacifiques, sans crainte de répression.

Nous sommes arrivés devant l’Université et un collègue a parlé d’une leçon semblable à nos étudiants et à nos étudiantes qui nous accompagnaient, en faisant référence à un roman britannique et aux mouvements de manifestations étudiantes des années 1960. J’ai pensé à la Révolution tranquille, à Mai 68, aux mouvements contre la guerre du Viêt-Nam, à John Lennon et Yoko Ono dans une chambre d’hôtel de Montréal. Et je me suis demandé ce qui était resté de tout ça. À première vue, pas grand-chose, nous avons fait du surplace avec des abus de pouvoir à répétition et des guerres toujours aussi violentes les unes que les autres, à la fois plus sournoises, plus médiatisés et toujours de la faute des autres. On nous ment et on tue des civils au nom de ces mensonges. La petite leçon s’est terminée sur la chanson We’re not gonna take it. Je vois l’image de Dee Snider dans une version épurée sur YouTube. Snider est habillé en blanc et est accompagné d’un piano blanc. Et je me disais qu’après tout ce temps, mon pauvre Dee, we are still fucking taking it, harder and harder.

Pendant que nous faisions du bruit, que nous étions remplis de bonnes intentions pour nos étudiants et nos étudiantes, les membres de l’administration poursuivaient leur petite journée dans le confort et l’indifférence de leur bureau.

Après le Tintamarre triste, je marchais avec deux collègues vers le QG. La marche était lente, triste, au rythme du temps gris et froid qu’il faisait. Et nous parlions des deux dernières années à l’Université. On dit que c’est dans les grands moments de crise qu’on voit s’élever les grands leaders. Pour le moins qu’on puisse dire, c’est que notre administration a manqué le bateau depuis le début de la pandémie. L’imposition aux profs d’enseigner à des salles vides, l’imposition aux étudiants de revenir sur le campus pour l’hiver 2022, la décision de leur refuser l’accès aux classes pour tout l’hiver, les plaçant dans un état précaire, leur fermant l’accès à la cafétéria, le refus de consulter la communauté universitaire avant de prendre des décisions, le refus d’avoir un vrai dialogue avec les profs, les congédiements. Il y a dans ces décisions une forte impression de mépris pour les profs, les étudiants, les étudiantes et le personnel. Une impression d’autant plus forte qu’il y a peu de communication, qu’on ne semble pas trop se soucier de qualité de ce que les gens peuvent faire sans appui, ni des répercussions que peut avoir un tel contexte sur la santé mentale des gens.

Nous marchions et nous faisions le triste constat que quelque chose s’était brisé. Il y a déjà quelque temps que l’édifice était fissuré, on ne change pas les règlements qui sont les fondements d’une institution en ne consultant personne sans que ça ne laisse de traces. Mais là, cette impression de mépris qui se cristallise semble nous amener à un point de fracture. Comment, dans une institution de notre taille, parviendrons-nous à vivre ensemble lorsque tout sera fini? Comment l’administration pourra-t-elle faire ses bilans annuels en nous disant qu’elle a la situation en main sans rougir? Comment se convaincre que tout va bien, quand personne n’y croit plus? Car il y a de l’accumulation dans notre mouvement. Quelqu’un disait que ça aurait au moins l’avantage de crever l’abcès. Mais il faudra bien panser la blessure, et je vois difficilement comment. Il n’y a plus rien qui nous rapproche.

Quand je marchais, adolescent, pour la paix, j’étais loin de me douter qu’un jour je marcherais contre l’indifférence. Je me demandais ce que dirait mon vieux prof de moral. Peut-être qu’il faut garder espoir en la démocratie. Il était positif, mon professeur, ce que je ne suis pas.

Il était bien triste, ce Tintamarre.

Un gréviste