Avoir à cœur Sainte-Anne

Bonjour,

Petit dimanche tranquille. J’ai promis à mes collègues de faire quelques pâtisseries pour lundi matin. Je regarde lever ma pâte tranquillement (je pense que le temps est trop froid et que ma pâte me fasse la grève…) et je ne peux m’enlever de l’esprit notre mouvement. Soyons honnêtes, je n’ai aucun plaisir à être en grève, contrairement à ce que peuvent penser certains de nos administrateurs. J’aimerais beaucoup mieux être en classe avec mes étudiants et mes étudiantes. Et il me vient à l’esprit cette critique d’un administrateur qui, pendant les négociations, aurait lancé, comme si de rien n’était, que, « de toute façon, les profs n’ont pas à cœur l’Université Sainte-Anne ». Le propos laissait entendre que les profs, les bibliothécaires et, je pense que ça doit être plus large, les employé.e.s de Sainte-Anne ne s’investissent pas vraiment dans l’institution, qu’ils sont là pour prendre leurs chèques de paie et retourner le plus vite possible à la maison. Vision triste, méchante et tellement déconnectée de la réalité et de la vie sur le campus.

Et je me demande ce que ça veut dire avoir Sainte-Anne à cœur. Il y a de ces concepts qui ne se laissent pas définir si aisément. Les raccourcis sont faciles et nous entraînent vers un populisme de bas étage. Est-ce qu’avoir à cœur Sainte-Anne veut dire se promener dans les rencontres politiques pour faire le beau et la belle? Marcher fièrement sur un terrain de golf avec un chandail abordant le logo de l’Université? Jongler avec des chiffres plutôt que des humains et mettre des gens à pied sans préavis pour faire balancer les chiffres et montrer que nous savons gérer un budget en temps de pandémie? Qu’est-ce que ça veut dire avoir Sainte-Anne à cœur?

Il est vrai que je ne connais pas beaucoup d’employé.e.s qui viennent à l’université le matin en se répétant, comme un mantra : « J’ai Sainte-Anne à cœur! J’ai à cœur Sainte-Anne! À cœur, j’ai Sainte-Anne! Sainte-Anne, j’ai à cœur! Cœur à Saint-Anne ai-je! » On finit par se perdre dans ces cantiques improvisés : « L’administration est mon berger! Amen. »

Il est vrai aussi qu’à la fin de nos cours, nous ne répétons pas ce mantra. Que lorsqu’une bibliothécaire donne un appui à une étudiante ou à un étudiant, elle ne termine pas en lui rappelant qu’elle a à cœur l’institution. Que les profs qui essaient de répondre aux angoisses des étudiants et des étudiantes en pleine nuit ne l’ajoutent pas dans la signature de leur courriel. Que les profs d’immersion n’apprennent pas aux nouveaux étudiants et aux nouvelles étudiantes ce mantra comme phrase type du français. Il est vrai que lorsque nous commandons des tonnes de documentations à la bibliothèque, nous n’utilisons pas ce mantra sous forme de salutation « Nous avons Sainte-Anne à cœur ».

Il est vrai aussi que ce mantra n’apparaît dans les articles, dans les livres et les communications que nous donnons un peu partout au Canada et dans le monde. Que les collègues de Montréal, d’Ottawa, de Paris, d’Angers, de New York ou de Vienne ne lisent pas nos articles en se disant : « Wow. Ce professeur, cette professeure, a vraiment à cœur Saint-Anne ». Les étudiants et les étudiantes, lorsqu’ils et elles font leur évaluation de cours et qu’ils et elles disent que le cours leur a appris des choses pertinentes qui vont leur être utiles dans la vie, n’utilisent pas non plus ce mantra comme point final.

Pourtant, je ne connais personne de mes collègues qui ne sacrifient pas volontiers de leur temps pour appuyer la population étudiante de l’université sur les plans académique, psychologique ou de simples petites choses du quotidien. Je ne connais aucune professeure, aucun professeur, qui cache son attache institutionnelle dans sa production scientifique.

Il est vrai que nous ne participons pas souvent à des rencontres politiques, que nous ne jouons pas beaucoup au golf avec notre chandail de Sainte-Anne, que nous ne savons pas toujours parler de chiffre, de profit, de valeur immobilière et de marge de risque. Nous ne sommes pas comptables. Nous ne sommes pas politiciens et politiciennes. Nous ne sommes pas administrateurs ou administratrices. Nous comprenons qu’il en faut pour gérer l’institution et nous sommes reconnaissants que des gens veulent bien faire ce travail. Notre rôle est ailleurs. Et si donner à l’enseignement, aux services académiques et aux services aux étudiants et étudiantes une profondeur humaine, si accompagner les étudiantes et les étudiants dans un cheminement qui reste profondément angoissant, si diffuser un savoir développé dans le cadre de notre travail à Sainte-Anne, si tout ça, ce n’est pas avoir Sainte-Anne à cœur, alors c’est avec fierté que je dis que je n’ai pas Sainte-Anne à cœur. Parce que pour nous, c’est beaucoup plus qu’un logo et une ligne comptable.

Une linguiste de Sainte-Anne, drôlement plus compétente que moi sur ce sujet, pourrait certainement, membres de l’administration, vous expliquer la logique de l’arbitraire du signe et la charge idéologique qu’une mauvaise utilisation de langue peut avoir. S’il vous plaît, avant de lancer des formules vides, profitez des gens très compétents de votre institution et demandez leur conseil!

Pour les pâtisseries, chers et chères collègues, n’ayez pas trop d’attente, le temps est maussade et ne semble pas propice à la levée de la pâte. Pas assez de chaleur dans mon environnement présentement…

Un gréviste.